3 clés essentielles pour comprendre la bioéthique

Depuis cinquante ans, les progrès de la médecine, de la biologie moléculaire et de la génétique sont tels qu’ils posent un certain nombre de questions morales. Comment l’individu peut-il disposer librement de son corps sans que la société ne contraigne ses libertés ? Dans ce qui est devenu "l’affaire Vincent Lambert", la question autour de la fin de vie a donné lieu à un long procès judiciaire. Ce qui se joue derrière la notion de bioéthique, au-delà du paradigme autour de la notion de liberté, c'est aussi la question de la science et de ses dérives. Doit-on agir parce qu'on le peut ? La gestation par autrui (GPA), par exemple, ne contrevient-elle pas à la dignité de la femme et de l’enfant ? Ne soulève-t-elle pas également la question de marchandisation du corps humain ? Comprendre la bioéthique, c’est ainsi essayer de concilier le respect dû à l’être humain et les progrès scientifiques.

Clé n°1 : comprendre la bioéthique à travers l'histoire

Qu'est-ce que la bioéthique ?

Étymologiquement, la bioéthique conjugue deux notions : la "bios" qui en Grec ancien signifie "la vie" et l' "ethos" qui a trait à la morale et aux mœurs. Félicien Munday, Docteur en philosophie et spécialiste en bioéthique, la définit comme :

une réflexion ou une attitude d’ordre éthique dont le but est de clarifier ou de résoudre les problèmes à portée éthique suscités par l’application des technologies biomédicales sur le vivant

Le terme bioéthique apparaît aux États-Unis dans les années 70, à l’aune des avancées médicales. Elle se focalise alors sur l’être humain afin d’encadrer les progrès de la science et de la médecine. Son but ? Éviter les dérives. En effet, en pratiquant certains actes médicaux, l’homme ne joue-t-il pas à l’apprenti sorcier ? Décider de la mort (avortement, euthanasie) ou de la vie (insémination artificielle, fertilisation in vitro) d’un être humain ne revient-il pas à se déclarer l’égal de Dieu ?

Les prémices de l'entrée de la bioéthique dans le droit

LE CODE DE NUREMBERG : LE CONSENTEMENT LIBRE ET ÉCLAIRÉ

La question de la dignité humaine se pose dès les procès de Nuremberg et des expérimentations nazies. Les autorités codifient alors une liste de dix critères propres aux expériences pratiquées sur l’être humain. Ce code de Nuremberg instaure trois règles principales :

  •  Le consentement informé et volontaire du sujet  ;
  •  La finalité humanitaire de l’expérience et la réversibilité des dommages éventuels ; 
  •  Le caractère scientifique des méthodes ; la compétence de l’expérimentateur.

LE RAPPORT BELMONT : RESPECT, BIENFAISANCE, JUSTICE

En 1979, le Département de la santé, de l’éducation et des services sociaux des États-Unis publie un document  : « Principes et lignes directrices éthiques pour la protection des êtres humains dans la recherche. » Il sera appelé rapport Belmont.

Trois grandes règles y sont énoncées :

  •  Le respect de la personne (notamment pour les plus fragiles) ;
  •  La bienfaisance (ne pas faire de tort ; minimiser les dommages possibles) ;
  •  La justice (la sélection des individus s’avère interdite).

 Les dates clés de la bioéthique à l’international

Au cours des années 60 et 70, les dénonciations de l’expérimentation sur l’homme se multiplient : malformations congénitales dues à des médicaments, injections de cellules cancéreuses à des patients séniles ; virus hépatiques sur des enfants handicapés… L’étude de la syphilis sur des Afro-Américains défavorisés donnera d’ailleurs lieu au fameux rapport Belmont.

En 1985, le Conseil de l’Europe crée un comité de bioéthique. En 2022, il devient le Comité directeur pour les droits de l’homme dans les domaines de la biomédecine et de la santé (CDBIO).

En 1993, l’Unesco fonde un Comité international de bioéthique (CIB). Trois déclarations universelles sont promulguées en 1997, 2003 et 2005.

En 1997, la Convention d’Oviedo (Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine) est créée sous l’égide du Conseil de l’Europe. Elle demeure à ce jour le seul instrument juridique contraignant pour les États l’ayant signée et ratifiée. « Elle vise à garantir la dignité et le respect des droits fondamentaux de la personne à l’égard des applications de la biologie et de la médecine. » 

Ces documents internationaux montrent une volonté grandissante de la part du législateur de s’emparer des sujets bioéthiques. L’entrée de cette notion dans le droit va particulièrement modeler les débats publics français.

En nous réappropriant individuellement la notion de Bien Commun chère à Aristote pour mener notre vie quotidienne, nous pouvons donc agir pour la société en son ensemble.

Clé n°2 :  la bioéthique à l'épreuve du droit en France

L'encadrement juridique de la bioéthique dans le droit français

Quatre lois se sont successivement emparées du sujet :

  • Les trois lois de 1994 avec notamment l’assistance médicale à la procréation (recours à un tiers donneur grâce aux dons de gamètes) et le diagnostic prénatal (détecter in utero des maladies graves ou des malformations chez le foetus ou l’embryon) ; 
  • La loi de bioéthique de 2004, révisable tous les cinq ans. On y note l’interdiction du clonage humain et de la recherche sur l’embryon… sauf dérogation sur les cellules souches. Cette loi marque aussi la création de l'Agence de la biomédecine. Cette dernière encadre notamment le prélèvement et la greffe d'organes et des cellules ;
  • La loi de bioéthique de 2011, révisable tous les sept ans. Elle entérine des pratiques comme les dons croisés d’organes en cas d’incompatibilités entre proches ; les obligations d’information en cas d’anomalie génétique grave sur des membres de la famille du patient. Fait important, elle ratifie la convention d’Oviedo de 1997 (voir bioéthique à l’international) ;
  • La loi de 2021 donne des droits d’accès à leur origine aux enfants nés de PMA (via des données non identifiantes). Elle permet par ailleurs aux couples de femmes la procréation médicalement assistée.


La bioéthique en France : des débats de société

En 1982 naît le premier bébé-éprouvette français, Amandine. C’est à la suite de cette naissance qu’est créé, en 1983, le Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE). On compte aujourd’hui 400 000 fécondations in vitro (FIV) en France. Celles-ci font partie des nombreux thèmes de la bioéthique.

Depuis la loi du 2 août 2021, les thèmes liés à la bioéthique ont été élargis : 

  • Procréation médicalement assistée (PMA), notamment pour les couples de femmes et les femmes seules. Avant cette loi, seuls les couples hétérosexuels avec avis médical pouvaient y accéder ;
  • Autoconservation des ovocytes sans indication médicale possible ;
  • Reconnaissance du droit de la filiation pour les couples de femmes ;
  • Don d’organes facilité du vivant ou lors du décès ;
  • Don du sang. Les homosexuels peuvent désormais donner leur sang sans procéder à une période d’abstinence de quatre mois ;
  • Congélation d’ovocyte par vitrification ;
  • Délai de réflexion d'une semaine en cas d'interruption médicale de grossesse (IMG) supprimé ;
  • Amélioration de la prise en charge des enfants dits intersexués.

Actualité 

Le 9 décembre 2022 a été lancée la convention citoyenne sur la fin de vie. Pendant quatre mois, 150 citoyens, tirés au sort, vont réfléchir sur la manière de mourir en France. Ils devront ainsi débattre sur le suicide assisté ou le droit à mourir en cas de maladie incurable (affaire Alain Cocq). Leur conclusion sera remise au gouvernement fin mars 2023.

L'élargissement progressif de la législation se rapportant à des enjeux de bioéthiques démontre l'impact grandissant des découvertes scientifiques sur la définition du Bien Commun. Les différentes législations tendent à se confondre avec la question des droits politiques, cristallisant de nombreuses interrogations sur ce qui définit le Bien Commun dans notre société.

Clé n°3 : avec la bioéthique : repenser le Bien Commun

À la suite des recommandations du Groupe Européen d'Éthique (GEE), la France s'appuie sur 3 grands principes pour encadrer juridiquement la bioéthique : la dignité, la solidarité et la liberté. Le Conseil d'État a entériné ce cadre dans son étude « Révision de la loi de bioéthique : quelles options pour demain ? " adoptée le 28 juin 2018.

Les trois grands principes y sont détaillés comme suit :

  • La place prééminente du principe de dignité qui se traduit par une protection particulière du corps humain : respect, inviolabilité et extra-patrimonialité du corps,
  • La prise en compte du principe de liberté individuelle, qui s’exprime à travers l’obligation de consentement, le droit au respect de la vie privée, l’autonomie du patient
  • L’importance accordée au principe de solidarité, avec une certaine conception du don altruiste, l’attention portée aux plus vulnérables et la mutualisation des dépenses de santé.

Ces trois grands principes se confrontent parfois en bioéthique et posent un certain nombre de questions relatives à notre conception du Bien Commun.

Derrière la bioéthique, la question de la dignité humaine

UN ENJEU DE PHILOSOPHIE POLITIQUE

La dignité s’inscrit dans l’un des fondements de la bioéthique : le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie (anonymat des dons de gamètes, de produits sanguins, d’organes et tissus issus du corps humain). Notons toutefois que le début de la vie fait toujours débat dans la société, de même que dans la communauté scientifique. Le Comité national de l'Éthique en 1984 souligne cependant que « l’embryon ou le fœtus doit être reconnu comme une personne humaine potentielle…».

Derrière ce débat se retrouve aussi l'éternelle querelle philosophique entre les "Anciens" et les "Modernes", entre essentialistes et existentialistes. Les Anciens, à la suite d'Aristote et Thomas d'Aquin, considèrent la dignité comme intrinsèque à la nature de l'être humain. On ne peut la perdre, elle est l'essence même de l'homme.

C'est ce qui fait dire à Félicité Mbala Mbala, Docteur en Sciences juridiques :

la dignité existe indépendamment du droit et rien ne peut la détruire. Il s’agit d’une valeur qui marque l’appartenance irréductible de l’homme à l’humanité, entendue ici au sens de communauté humaine

Pour les essentialistes, quel que soit le contexte juridique dans lequel il évolue, l'homme ne peut perdre sa dignité.

Pour les Modernes en revanche, la dignité humaine est conditionnée par son environnement. À partir d'Érasme et des humanistes de la Renaissance, on considère que la dignité de l'homme réside dans ce qu'il fait et non plus seulement dans sa nature. La dignité s'acquiert ou se conquiert. Elle peut aussi disparaître. Cette vision dite rationaliste, enrichie par la pensée kantienne, va venir façonner son acception juridique moderne de la dignité.

C'est cette différence de perspective qui va alimenter chaque débat autour de la bioéthique. Les défenseurs de l'euthanasie évoquent par exemple le fait de "mourir dans la dignité". Pour ces derniers, la dignité est intrinsèquement liée à la liberté personnelle, à la possibilité de rester "maître de son destin". Dans cette vision, la dignité est attachée à la décence. 

Mais cette conviction pose un certain nombre de questions. Un être humain en souffrance, en situation de handicape ou en état d'invalidité cérébrale, doit-il être considéré “moins digne” ? L'accompagnement vers la fin de vie ou le suicide assisté contribue-t-il à rendre à la personne sa dignité ?

Principe de précaution et dignité humaine

Depuis les horreurs commises par le régime nazi, le droit a tenté d'encadrer les innovations scientifiques. L'idée étant de prémunir les personnes contre toute dérive. Pour réussir à trouver cette position d'équilibre constant entre progrès techniques et moralité, les juristes se sont appuyés sur le principe de précaution.

Le principe de précaution consiste à prévoir les risques générés par la mise en œuvre d'innovations, de pratiques, etc. Il a été introduit en droit français par la loi Barnier du 2 février 1995 sur le renforcement de la protection de l’environnement. 

Dans le domaine de la santé, Mylène Baum, professeure de philosophie et de bioéthique à Bruxelles, l'explique en ces termes :

“Face à la question de la recherche {...} nous devons adopter une attitude responsable qui ne doit pas nous priver du risque inhérent à la science, celui d’entreprendre, qui engendre parfois le risque de se tromper. Le principe de précaution a pour but de limiter ce risque”.

Derrière le principe de précaution réside la volonté d'attacher à chacun une éthique de la responsabilité. C'est-à-dire, de constamment réajuster les moyens à la fin, selon un principe de proportionnalité.

Une position d'équilibriste qui peut potentiellement tomber dans la contradiction. À titre d'exemple, les lois de 1994 martelaient des principes forts de protection de la vie humaine. Tout en ouvrant la porte à la recherche sur l'embryon humain. De telles opacités conduisent souvent le juge à trancher, comme dans le cadre de l'affaire Vincent Lambert. Ce cas a même donné lieu à différentes interprétations selon la juridiction saisie. Un vrai casse-tête pour le personnel soignant et la famille du patient.

Dans cette perspective, le principe de précaution implique une responsabilité tant individuelle que collective. A chaque échelon, nous devons réfléchir aux normes qui permettent l'épanouissement de chacun et du plus grand nombre. Le principe de précaution peut apparaître, en ce sens, comme un levier d'action en faveur du Bien Commun.

Solidarité et liberté en bioéthique : un mariage impossible ?

Autre grand principe qui préside à la bioéthique en droit français : la solidarité. Celle-ci doit s'incarner dans la protection des personnes les plus vulnérables. La santé publique étant destinée à une communauté de personnes, elle vient répondre à des enjeux collectifs de Bien Commun. Derrière la solidarité, c'est aussi un enjeu de justice sociale qui se dessine.

Mais ce principe de solidarité peut parfois venir se heurter au principe de liberté individuelle. Les chercheurs Olivier Bellefleur et Michael Keeling, de l'Institut National de Santé Publique de Québec, s'interrogent par exemple : quid des recherches impliquant la participation d’enfants qui ne sont pas en mesure de donner leur consentement ? Les recherches menées au nom de la solidarité - ici, trouver un traitement pour d'autres enfants - peuvent-elles être légitimées au détriment de la liberté individuelle de l'enfant ?

In fine, ce qui se joue dans les débats de bioéthiques, c'est notre vision commune de ce qui fonde une communauté politique. Notre conception de ce que sont la liberté, la responsabilité individuelle et collective. En un mot, la bioéthique nous force à nous interroger sur le Bien Commun.

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